J’ai la désagréable impression d’être comme la grenouille de l’expérience, vous savez, celle qui, trempée dans l’eau bouillante, en réchappe parce qu’elle s’en sauve aussitôt, mais qui plongée dans de l’eau froide qu’on chauffe lentement, meurt cuite à point sans s’en être rendu compte.
C’est cet été que je me suis réveillé, les pieds dans cette eau déjà tiède, en entendant, ahuri, les discours d’un autre âge anti roms ou tziganes, les appels à la déchéance nationale, les distinctions faites entre les Français de souche, et ceux d’origine étrangère… Ou plutôt, ce petit froid dans le dos, que ne me procure plus vraiment mon gouvernement tant il a depuis le début annoncé la couleur, ce petit « frisson de la mooort » donc, comme dirait Raimu, je l’ai plutôt senti en allant chercher d’un pas décidé sur le net une pétition contre ces expulsions. J’ai tapé pétition-roms-expulsions sur mon moteur de recherche, et les 10 premières réponses que j’ai trouvées étaient toutes pour soutenir qui le gouvernement, qui un maire qui avait expulsé manu militari quelques caravanes ou interdit un rassemblement de gens du voyage.
La soupe dans laquelle je baignais m’a tout d’un coup paru chaude. Je me suis rappelé que la plupart des totalitarismes étaient arrivés au pouvoir par des voix on ne peut plus démocratiques, je me suis mis en colère…
Et sur ce, je suis parti en vacances…
Et nous voilà maintenant, le pays balançant entre l’exaspération et la résignation, et je n’ai encore été d’aucun cortège, quoiqu’extrêmement heureux de voir tout ce remue-ménage (même si je me dis que les signataires de mes pétitions anti gens du voyage sont sans doute dans les manifs), quoique persuadé de l’injustice de la réforme qui nous pend au nez, quoique conscient des solutions alternatives qui s’offriraient à nous.
Et, honte à moi, malgré cette jouissance à constater ce joyeux bordel, et un réel espoir d’une résistance possible, je n’arrive pas à m’empêcher de prier pour que des grèves du métro ne se déclenchent pas au mois de janvier, quand on jouera à Paris.
Quand je dis honte à moi, ce n’est pas figure de rhétorique. Il y a vraiment en moi une honte à être ainsi partagé entre le désir, finalement légitime, à pouvoir continuer à faire ce que j’aime faire et qui me fait vivre, la conscience que si un mouvement social suffisamment fort pour bloquer le pays se mettait en place, la compagnie Attention Fragile ne s’en remettrait sans doute pas et mettrait la clé sous la porte, et la certitude encore que seul cet immense remue-ménage, qui détruirait cette aventure patiemment construite, pourrait changer efficacement les choses.
Oui. Dans ce monde dont avec véhémence je condamne les injustices et les exactions, je n’ai finalement pas une mauvaise place. Et je ne parle même pas d’une place économique. Je dis que j’y fais au moins ce qui me plait, et que j’arrive à y exercer une grande partie de ce qui fait ma raison d’être. C’est assez pour hésiter à mettre un coup de pied dans la fourmilière, tout en l’appelant de mes vœux.
Et je me dis que je ne dois pas être seul à hésiter entre mes désirs, et que c’est cette hésitation qui fait sans doute la rareté des révolutions, même légitimes.
Alors tous les matins en ce début d’automne, en m’informant tout aussi fébrilement et schizopréniquement du nombre de grévistes et du nombre des pompes à essence à sec, en espérant à la fois que tout soit bloqué mais que je puisse partir et arriver sans encombre, mon cœur et ma raison partagés me rappellent simplement qu’il ne s’agit ici que de savoir jusqu’à quel sacrifice je suis prêt à aller.
Et je ne suis pas fier de le dire : je n’en sais rien.
Gilles, à Montceau-les-Mines, le 17 octobre 2010
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