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  • Photo du rédacteurGilles Cailleau

Le plaisir et la discipline

Il y aura donc, dans quelques jours, tout juste 20 ans que je suis devenu acteur, ou plutôt garçon de théâtre (comme on dit garçon d’hôtel), en commençant à répéter Arlequin Poli par l’Amour dans le dojo de Venelles avec mes compagnons du Théâtre du Kronope. Je ne savais pas à l’époque où m’entraînerait cette aventure, mais je savais déjà que je m’y engouffrai entièrement, comme dans un de ces voyages en mer d’avant le 20ème siècle, où on n’était jamais sûr de revenir, et où, en partant, on disait toujours adieu, au cas où, aux autres et à une part de soi-même.

Et si je fais l’effort de me rappeler pourquoi je tenais tant à cette odyssée personnelle, et si, de tous les chemins qui s’offraient à moi, je choisissais celui-ci, dont je me doutais bien qu’il ne serait pas le plus simple (même s’il était le plus évident), je dirais que je savais déjà confusément qu’au jeune homme souvent triste et trop sérieux que j’étais, le théâtre allait imposer une chose essentielle, qu’il allait m’obliger au plaisir.

Je ne m’étais pas trompé. Et je crois bien que s’il ne restait rien d’autre à cet art, il faudrait lui laisser cette spécificité qui fait à la fois sa difficulté et son honneur : le théâtre propose une discipline du plaisir.

C’est l’injonction tant redoutée par les acteurs, quand le metteur en scène leur dit : « amuse-toi ! », qu’il faut prendre très au sérieux.

Autant on peut s’ennuyer à faire des gammes, ou des exercices à la barre, en espérant que le plaisir de la musique ou de la danse naîtra plus tard de cet ennui, autant on n’apprend rien dans le théâtre qui ne soit passé par la jubilation. On doit mettre de la jouissance dans chaque exercice. Au théâtre, le plaisir n’est pas le but, mais le chemin. Et nous tous, qui sommes passés par là, savons combien cela n’a rien de facile.

Voilà qui suffirait à faire du théâtre une activité amorale, donc précieuse.

Amoral, c’est vite dit. Disons que le théâtre propose une autre morale, contredisant le discours dominant depuis 2500 ans de pensée, qui fait du plaisir une absence d’effort, au pire, un laisser-aller bestial, au mieux une récompense à demi consentie après un travail vertueux.

Ce n’est pas rien en ces temps de flagellation.

Il faudrait évidemment beaucoup plus que ces quelques lignes pour développer cette affirmation, il faudrait invoquer des penseurs et des philosophes (et encore ne sont-ils qu’une poignée qui font de la recherche du plaisir une vertu et une discipline ), je ne fais que lancer l’idée et que qui le veut la rattrape. De toute façon, les théories du plaisir n’en valent pas la pratique.

Alors, à ceux qui nous regardent avec la condescendance qu’on accorde aux dilettantes, à ceux qui affirment qu’on n’est pas là pour s’amuser, à ceux qui font de la vie un acte perpétuel de contrition, à ceux qui, plus dangereux encore, en imposant aux autres l’ennui, la souffrance ou le dégoût de soi-même, les asservissent, à tous ceux-là, je réponds depuis ces 20 années en m’exerçant quotidiennement au plaisir et à la jouissance, en pratiquant jour après jour la légèreté (et croyez-moi, ce chemin n’a rien d’un chemin facile).

Et ce chemin de si mauvaise réputation, on aurait peut-être rien à perdre à être plus à l’emprunter, car c’est à ce que je crois une meilleure voie pour gagner patiemment sa liberté.


26 février 2006, un dimanche sur la route entre Lomme et Auch.

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