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  • Photo du rédacteurGilles Cailleau

Les orphelins (Tentative de contribution à une réflexion sur l’enseignement du cirque)

Dernière mise à jour : 12 juil. 2020

Je sors d’Une part de nous, et, une fois de plus, j’éprouve un drôle de sentiment en regardant le travail d’élèves tout juste sortis d’école, le même que j’avais eu en voyant Toto Lacaille, le même que j’ai en partageant avec mes élèves de Lomme leurs interrogations et leurs pratiques, le même que j’ai eu il y a quelques semaines en accompagnant la création des Galapiats… Toujours ce même sentiment, d’être devant eux comme devant des orphelins.

Ce soir, je vois bien l’énorme potentiel de chaque élève, le désir immense, l’appétit, la conviction, l’engagement, mais cela ne fait que montrer plus clairement combien ils arrivent sur la piste désarmés, comme s’ils ne disposaient d’aucun outil, voire d’aucun indice qui les aiderait à exprimer ce qu’ils portent en eux avec tant d’intensité.

Lorsque je dis désarmés, je ne parle pas de la maladresse qui les rend précieux, je parle vraiment d’une sorte de solitude, parfois affolée, parfois résignée, parfois coléreuse, où on sent qu’ils se débattent, comme si on leur avait appris un tas de choses, sauf justement, à chercher ce qu’ils viennent chercher.

Et ce qui me frappe, c’est qu’en regardant les numéros d’Une part de nous, et en les comparant avec des travaux d’élèves d’autres écoles, j’y vois une grande différence technique – CNAC oblige, mais pour ce qui est de l’approche « artistique », ou, pour être plus précis, de la maîtrise du cirque comme langage, on dirait qu’ils sont aussi démunis, eux après 3 ans de CNAC et quelques autres écoles que d’autres arrivant dans une école et proposant un premier numéro à une piste ouverte ou une carte blanche. Comme si, à aucun moment de leur formation, on ne les avait aidés à cet endroit-là.

Je n’ai aucune envie d’être polémique, je n’ai aucune leçon à donner à personne, je ne veux stigmatiser aucune pédagogie, juste je m’interroge.

Je me dis que si on voit sur 6 ou 8 numéros qui se suivent, à peu près la même entrée (s’approcher de l’agrès, tourner autour, créer du mystère), puis toujours l’apparition d’une musique (elle donne le ton, elle évite à l’artiste d’être seul, elle dit au spectateur ce qu’il doit éprouver), la routine technique sur la musique jusqu’à la fin, sauf si on veut changer de propos ou d’ambiance, on change de musique… toujours cette même structure à chaque fois répétée, comme la seule manière de parler… Je dis qu’en s’apercevant que chaque artiste entre dans ce même système, on devrait flairer le danger.

Et on ne trouvera pas de solution à ça en ajoutant des cours de jeu d’acteurs, d’expression corporelle, de danse, bref ! En accumulant des techniques…

Des recettes, ils en ont plus qu’assez. On se moque (et eux aussi, ils se moquent) qu’ils sachent mimer la colère, la folie, la gaîté, on se moque qu’ils sachent envoyer des signes.

On n’est pas là pour leur apprendre à habiller leur technique. On est là pour les aider à trouver quel poème ils sont.

Facile à dire !

Pourtant, je peux me tromper, mais quel temps a-t-on pris avec eux pour travailler en silence ?

À quel moment a-t-on regardé ce qu’ils savaient faire et essayé de voir ce que ça et ça seulement arrivait à exprimer ?

(D’ailleurs, on devrait peut-être commencer par là, s’interdire de séparer la technique de l’artistique, parce que cela insinue que le cirque à lui seul ne dit rien, qu’il faut lui ajouter les habits de la danse ou du théâtre, et pourtant, prenez un artiste, un élève, demandez lui de faire bout à bout les 10 choses dont il est le plus fier, sans costumes, sans scénographie, sans transition, sans chorégraphie, sans personnage, sans rien d’autre que ces 10 actes difficiles qu’il réalise et auxquels il travaille avec acharnement, vous y verrez ce que j’appelle un poème, d’autres diront du sens. Tout ça pour dire qu’un salto n’est pas un acte technique auquel il faut ajouter des talons, du maquillage ou une intention pour qu’il devienne artistique, un salto est à lui seul un acte artistique.)

Fin de la parenthèse.

Le pire, c’est que cette solitude dans laquelle on laisse les jeunes circassiens semble arranger tout le monde.

Elle arrange les auteurs, à qui elle donne une bonne raison d’écrire du cirque à des jeunes artistes à qui on a mis en valeur la maladresse et l’immaturité. Et comme l’écriture au cirque cherche en ce moment à se donner un statut, elle peut y voir là, et sans malice, une bonne raison de le faire en force.

Elle arrange les metteurs en scène qui peuvent habiller de leur style la technique des circassiens (ou habiller leur style de leurs techniques, c’est du pareil au même), en faisant impunément de ces artistes des outils, propices, qui plus est, à leur renouvellement. Pourtant, avec quelle prudence et quel respect chacun d’entre nous, metteurs en scène, devrions-nous entrer dans l’univers et le travail d’un artiste qui vit 8 heures par jour avec son agrès. Et de toute façon, même s’il n’essaie pas d’imprimer son style, il est valorisant pour le metteur en scène d’être le défricheur, ce qu’il est d’autant plus que les jeunes artistes sont perdus et sans armes.

Elle arrange les pédagogues qui abandonnent ce chemin compliqué pour se consacrer à la préparation physique et technique, moins confuse.

Elle arrange les élèves eux-mêmes, en leur laissant la possibilité de chercher beaucoup et longtemps à de mauvais endroits, mais moins douloureux.

Autrement dit, de tourner autour du pot.

Pourtant, on sait quand même que beaucoup de promotions d’élèves ressortent frustrées des créations qu’ils font sous la direction d’un metteur en scène, avec ce sentiment justement d’avoir été utilisés, ou de n’avoir pas pu exprimer ce qu’ils savent porter. On sait que souvent, après, ils n’ont qu’une envie, se retrouver au plus près d’eux-mêmes. Et on a beau dire qu’il est bon d’apprendre à être interprète, d’expliquer que pour se trouver il faut en passer par d’autres univers, qu’on ne se construit pas seul… On a beau dire tout ça, il faut bien entendre cette frustration comme une déconvenue pédagogique.

Au reste, personne ne sait vraiment ce que c’est qu’être interprète de cirque.

Nous ne savons jamais vraiment qui a écrit, qui a proposé, qui a mis en place, qui a fait d’une idée mutilée une image aboutie, nous ne sommes jamais sûrs.

Nous n’avons pas comme au théâtre 2000 ans de pratique, d’habitude, de structuration, de répartition tacite des rôles.

Il faut bien avouer qu’ensemble, auteurs, metteurs en scène, artistes, pédagogues, nous apprenons petit à petit un peu comment ça peut marcher. Qu’en plus, le langage du cirque, en repoussant son risque originel (je tombe, je meurs), en inventant la longe et le filet, s’est privé de sa dramaturgie première, et peine à trouver une dramaturgie aussi forte. (Je ne critique en aucun cas cet état de fait, je le regarde seulement. Je ne regrette pas les temps où on travaillait « sans filet », et je n’oublie pas non plus que des gamins tombent encore d’une corde ou d’un trapèze.)

Et je vois, lorsque je travaille avec de jeunes artistes de cirque, comment souvent ils sont perdus pour écrire « leur » cirque, inconscients du fait que privés de l’histoire essentielle qu’ils étaient venus raconter en venant sur la piste, ils habillent leur technique d’autres histoires, plus anecdotiques, qui ne les nourrissent qu’imparfaitement.

Et c’est justement de cela qu’il s’agit : on ne les nourrit pas.

Pourtant, je sais bien, notamment au CNAC, la multiplicité des rencontres avec des créateurs, mais peut-être sous-estime-t-on le poids de l’enseignement, comme si l’émergence des bonnes questions était à chaque fois écrasée par l’entraînement.

Et puis, il ne faut pas sous-estimer non plus que ceux qui ont choisi le cirque un jour l’ont fait, j’allais dire par défaut, mais on pourrait mal le prendre, disons alors par insatisfaction, par écart au monde, ce qui complique bien les choses.

Et comme en eux, l’honnêteté est intransigeante, nous avons d’autant plus de responsabilité à ne pas les laisser se perdre.

Et comme en plus, ils déploient une énergie et un acharnement qui forcent le respect, nous nous devons de les aider à ne pas le faire en vain ou au risque d’une douleur inutile.

Voilà donc ces réflexions un peu décousues, faites peut-être en toute méconnaissance, et dont j’espère qu’on ne les prendra pour rien d’autre que ce qu’elles sont, un peu d’eau au moulin de la réflexion.

Lorsque j’ai en face de moi une classe d’élèves, les questions sont toujours les mêmes, même si elles ne se formulent pas exactement comme ça : – Pourquoi je suis là, comment exprimer ce que je porte ? – Je suis plein de quelque chose, mais de quoi ? – Pourquoi je ne suis jamais satisfait de moi-même ? – J’ai choisi le cirque pour m’exprimer, mais est-ce que le cirque ne m’empêche pas de m’exprimer ? – Pourquoi je m’ennuie ? – Comment écrire ce que j’ai envie de jouer ? Je veux partager avec le public mais ma technique m’enferme, comment faire ? – Est-ce que j’ai le droit d’en avoir marre ?...

Ces questions ne sont pas à prendre à la légère, ce sont les bonnes questions. Et même s’il n’y a aucune recette pour y répondre, il faut s’y coltiner avec eux, tout au long de leur formation, régulièrement, comme un volet de la formation, pas un de ses dommages collatéraux. Il faut s’y coltiner et pas simplement en parole. Il y a une pratique pédagogique (des pratiques pédagogiques) qui les exerce, et c’est cela dont je crois, à tort ou à raison, qu’ils sont injustement privés.


Gilles, lettre à Jean-François Marguerin, directeur du CNAC

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