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Photo du rédacteurGilles Cailleau

Bouffon

Je n’avais pas mis en ligne l’édito de décembre depuis plus de 4 heures qu’un ami croisé par hasard, un bon ami que je ne peux suspecter d’aucune pensée défavorable à mon endroit, me dit, l’air un peu gêné et comme s’il hésitait à me faire de la peine : « Tu sais, Gilles, cette façon d’écrire, cette sorte d’humour, finalement, ça ne fait rien avancer. »

J’y ai souvent repensé depuis, mais je dois avouer qu’au moment où il m’a dit cela, je savais déjà qu’il avait raison. Ces gesticulations écrites peuvent être drôles, coléreuses, profondes ou anecdotiques, elles ne font rien avancer du tout.

Le théâtre d’ailleurs, à mon sens, ne fait rien avancer du tout, seulement le simple fait qu’il existe empêche que ça recule tout à fait.

Je me souviens qu’il y a eu en moi il y a longtemps un débat difficile, âpre, pour savoir si j’allais continuer à enseigner (à l’époque, en 1985, j’étais prof dans un LEP) ou si je deviendrais acteur, et je me souviens aussi d’avoir été tenté, à cette même époque, par l’action politique.

Ce qui fait que j’ai renoncé à devenir enseignant ou élu, je n’en parlerai pas ici, c’est mon affaire, mais ce dont j’ai le souvenir précis, c’est qu’il ne s’agissait pas d’une question d’échec ou de réussite, je ne me disais pas que je ferais un meilleur acteur que professeur, d'ailleurs, je me plaisais en enseignant et puis je parlais bien, j’aurais pu faire un bon orateur politique et le pouvoir ne m’effrayait pas. Non, il s’agissait vraiment d’une question de place, il s’agissait, comme dit Socrate, de « devenir ce qu’on est ».

Et je me souviens aussi que pendant toute cette réflexion que j’ai eu, j’ai tout de suite imaginé qu’en choisissant, et presque contre moi, le théâtre, je renonçais à faire avancer les choses.

D’ailleurs, c’est, malgré le plaisir que j’ai à vivre depuis plus de 20 ans cette aventure, une sorte de blessure qui n’est pas fermée, et il y a plus de matins qu’on croit où, en colère contre le théâtre, je me dis que je devrais aller faire quelque chose qui a vraiment prise sur l’évolution du monde. (Et je reconnais ce désir chez beaucoup de mes camarades qui un jour partent dans un endroit, un pays, un hôpital, un parti, où leur utilité est tangible.)

Pour ce qui est d’écrire, et surtout d’écrire ces petits billets qui se succèdent avec une ironie tragique et grandissante depuis novembre 2004, je sais bien qu’ils n’avancent à rien, mais tel n’est pas leur but. Ils ne sont pas une contribution à une réflexion commune, ils sont juste une façon de se tenir la main, d’échapper à la solitude, l’antique rôle du bouffon.

Comme le définit mon maître en clown, « le clown est celui dont le monde se rit, le bouffon est celui qui se rit du monde », et j’ai la sensation qu’autant comme garçon de théâtre, je suis dans cette solitude acceptée du clown, autant, lorsque j’écris, l’ironie est une autre façon de demander « est-ce que vous êtes là ? », parce que pour se moquer, on a toujours à la fin besoin de camarades.

Reste, et je le déplore, que ce n’est jamais un bouffon qui a fait vaciller un trône ; reste, et j’en conviens, que la dérision ou la raillerie ne sont qu’un premier temps très incomplet de la pensée, et qu’il va falloir, si on veut que ça avance, se retrousser les manches.

Gilles, le 11 janvier, à Bourgoin-Jallieu, par un froid sec et vif.

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