Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive : je suis en train d’écrire un édito et, faisant une pause, pour penser à autre chose, je mets la radio, alors, j’entends quelque chose qui me fait radicalement changer de sujet. Ce dimanche, j’étais en train de raconter la conversation passionnante que j’ai eue avec une circassienne féministe. Elle vient de voir Fournaise et elle a trouvé le spectacle machiste et sexiste. D’abord chagriné par ce retour, j’ai très vite voulu comprendre ce qui dans mon spectacle, malgré moi et sans même que je m’y attende, pouvait générer de la colère chez quelqu’un·e pour qui le féminisme n’est pas qu’une intention, mais doit se concrétiser dans des actes. Je l’ai appelée. Notre conversation était suffisamment importante pour que j’aie envie de la partager mais il faudra attendre parce qu’entre 2 paragraphes, j’ai fait une pause et j’ai mis la radio.
Vers 14 heures, ce dimanche 22 novembre, sur France Inter, Zoé Varier interviewait Sabrina Krief, formidable primatologue…
À ce moment de mon récit, il faut que je vous fasse un aveu. J’ai longtemps été amoureux de Zoé Varier. Il faut dire que cette journaliste a changé ma vie. C'était l'automne 1995, novembre aussi je crois. J’avais jusque-là refusé d’installer la radio dans ma voiture parce que je préférais écouter de la musique sur mon Discman, ou simplement penser. Mais depuis peu, j’avais un autoradio dans ma Renault 21 Nevada et ce jour-là j’ai entendu une émission dont je ne connaissais pas l’existence, c’était Là-bas si j’y suis. Il y avait une très vieille femme qui parlait, elle s’appelait Zepur, elle était arménienne, racontait son enfance déportée, et celle qui l’interrogeait avec gentillesse et hésitation, c’était Zoé Varier.
C’est difficile à dire ce qui s’est passé en moi pendant cette heure passée entre ces 2 femmes. J’étais en train de tout arrêter, ma façon de faire du théâtre ne me plaisait plus, je voulais autre chose. Je conduisais dans ma Nevada à la poursuite d’un absolu, exerçant une introspection assez radicale pour retrouver quelle intention m’avait poussé à entrer sur le chemin du théâtre, me disant qu’une fois que j’aurais démêlé tout ça, les rêves, les compromis, les découvertes inattendues, les mauvaises surprises… je serais bien obligé de réinventer un chemin respectueux de mes intentions premières. Et les voix mêlées de Zepur et de Zoé m’ont donné la solution. Comme si sur cette route départementale glissante, à 100 mètres devant ma Nevada, tombait du ciel une grosse météorite : ma pierre de touche. J’ai arrêté la voiture. J’ai écouté la fin de l’émission. Je suis reparti démêlé.
Voilà pour cette interminable digression. Reprenons. Dimanche donc, vers 14 h 35 sur France Inter, Zoé Varier interviewait Sabrina Krief et c’est là que j’ai entendu la primatologue expliquer que l’acte le plus généreux qu’un chimpanzé lui avait offert était d’avoir accepté de lui tourner le dos, prouvant par là qu’il n’avait plus peur d’elle.
J’ai aussitôt pensé à mon amour pour la piste, cet endroit qui se distingue justement de la scène parce qu’à quelque endroit qu’on s’y trouve et quel que soit le nombre de ceux et celles qu’on regarde, il y en a toujours autant à qui on tourne le dos.
À ces seuls mots tourner le dos, des souvenirs pêle-mêle d’enfance, d’école, de westerns, de films de guerre… Regarde-moi quand tu me parles… Ne me tourne pas le dos au milieu d’une phrase… Si vous croyez que je ne vous ai pas vu, j’ai des yeux dans le dos… Dans cette ville si tu veux vivre, ne te mets pas dos à la fenêtre… Surveille tes arrières… Watch your back, watch your back! et la première injonction faite au comédien – Joue face public !
Face public, la règle absolue, la base, le premier des dix commandements. Et notez que cette règle est très distincte de regard public. Les mêmes tables de la loi qui nous donnent l’ordre de faire face à ceux et celles qui sont venu·e·s nous demandent de regarder une zone sombre au-dessus de la tête des gens, le mur du fond en somme, pour ne pas se déconcentrer. Bref, on nous invite à faire face mais pas pour regarder, juste pour être exposé·e·s.
Depuis longtemps, que je fasse du théâtre ou du cirque, je le fais sur la piste avec des gens dans mon dos et pourtant, je n’ai jamais eu autant l’impression de pouvoir y regarder tout le monde. Sans doute à cause de la vulnérabilité de ma position, être dans l’arène, ce n’est pas être sur scène. Sans doute aussi parce que mon dos les regarde aussi bien que le feraient mes yeux.
Mais l’histoire de ma relation avec le public est la même fable que celle de Sabrina et du chimpanzé. C’est l’histoire d’un long face à face, de longues années à se toiser, à mesurer nos forces, nos faiblesses, nos qualités, à se demander qui emportera la victoire, à espérer des triomphes ou de l’indulgence, à craindre les malentendus, à jouir heureusement d’un plaisir commun, à tenter de le retrouver et finalement, à travers tout ça, de gagner la confiance, celle des autres ou de soi-même. Alors seulement, la piste dénoue ces questions infécondes et nous amène sur le terrain fertile, celui où, vulnérables, sans crainte de / au risque d’être attaqué·e·s, jugé·e·s, aimé·e·s, moqué·e·s, abandonné·e·s, nous nous faisons en confiance les un·e·s aux autres le seul cadeau qui compte, celui de savoir encore simplement nous regarder.
Gilles, à L’Estaque, le 22 novembre, 24ème jour du 2ème confinement.
En cadeau Bonux, le lien qui vous permettra d'écouter Zépur et qui peut-être changera aussi à jamais votre vie :) https://la-bas.org/la-bas-magazine/reportages/genocide-armenien-la-voix-de-zepur
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