Je ne sais plus vraiment si c’est Béranger ou Tachan qui chantait « entre l’amour et l’amitié il n’y a qu’un lit de différence ». Je les ai toujours confondus, c’est idiot. Au reste, cette confusion n’émouvra plus grand monde, le XXIème siècle est en train de balayer allègrement ces chanteurs récents d’un temps très ancien. Mais bon, moi qui vient du siècle n° 20, je la fredonnais très souvent cette chanson : Entre l’amour et l’amitié il n’y a qu’un lit de différence, un vieux matelas, un pucier où deux animaux se dépensent…
Et il faut avouer que l’idée est partagée, subie même par la quasi totalité des adolescents dont une fille aura au moins une fois dans leur vie refroidi les ardeurs en disant – avec toi, non, je ne veux pas gâcher notre amitié. Adieu lit, caresses, baisers brûlants...
Pourtant, il me semble que la vraie différence entre l’amour et l’amitié tient ailleurs. Elle tient en ce que l’amitié, contrairement à l’amour, ne court pas le risque d’être irréciproque. Ce danger qui plane au dessus de chaque amour naissant – je t’aime/pas moi, ou de chaque amour durable – je t’aime/moi je ne t’aime plus, l’amitié en est affranchie. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’histoire d’amitié malheureuse, ça veut dire qu’il n’y a pas d’histoire d’amitié tragique, parce qu’aussi douloureux que ce soit, même si mon meilleur ami me trahit, et même si je cesse d’être son ami, instantanément il cesse d’être le mien.
Pour l’amour c’est une autre affaire, et justement la tragédie qu’il porte est d’être en puissance irréciproque, et de me laisser amoureux longtemps de quelqu’une qui ne se soucie pas plus de moi que d’une guigne, ou pire, qui m’aime bien.
Ce que l’anglais dont on connaît bien l’efficacité résume en une phrase cruelle I love you but you like me.
Ce que moins efficacement je vais dire autrement encore : il est difficile d’être l’un parmi tant d’autres de celui qui est tout pour moi.
Quel rapport, me direz-vous, avec la choucroute garnie ?
C’est que ce constat, que j’avais fait il y a très longtemps dans ma vie sentimentale et que j’avais oublié depuis, ce constat m’est revenu à propos de ma vie professionnelle. Non pas à propos des spectacles qu’on joue, mais plutôt à regarder le fossé qui se creuse entre les artistes et les gens.
Tout se passe comme si nous étions terriblement amoureux de gens qui sont tranquillement passés à autre chose.
On sait dans ces occasions combien il est vain, face à quelqu’un qu’on aime encore et qui ne nous aime plus, d’essayer de le persuader de revenir.
Pourtant, c’est ce que nous faisons, de façon tout aussi pitoyable, en nous mettant sur la pointe des pieds et disant – Aimez-nous encore un peu, revenez, on a passé de bons moments ensemble, non ?
Après avoir été l’ombre des hommes (entendez, leur double, leur image), ce qui n’était pas si mal, nous pourrions nous résoudre, plutôt que de disparaître, à devenir l’ombre de leur main, voire l’ombre de leur chien.
Une soirée comme celle de la remise des Molières le prouve, dans son entreprise navrante de séduction. *
Attention, la séduction n’est sans doute pas en soi une mauvaise chose, mais il faut y mettre un peu de subtilité. Au lieu de cela, flatter à ce point les penchants supposés de ceux d’en face (ceux qui regardent le petit écran), n’avoir comme autre obsession que d’avoir réussi à faire télévisuel, ne se rengorger que de ça le lendemain matin, tout en affichant avec fierté qu’à aucun moment on aura renoncé à soi-même (cela s’entend à la façon de dire les phrases, en mettant des accents circonflexes et des doubles consonnes à tout bout de champ – un graaand momment de théâââtre), tout cela est pathétique, et donne envie de crier dans le poste : « taisez-vous, personne ne vous écoute plus ! »
Voilà le paradoxe, le théâtre (et peut-être la plupart des formes de spectacles) a si bien appris à parler, qu’il ne comprend pas qu’à l’écouter il n’y a aucune évidence, et que ce cadeau qu’il croit faire à l’humanité de sa propre existence (on ne parle que de don, de générosité) est un fardeau très lourd. On devrait savoir pourtant qu'il vaut mieux parfois un amour qui pèse trois plumes plutôt que trois tonnes.
Bref ! Il faudrait recommencer à écouter plutôt qu’à prendre la parole, à savoir recevoir plutôt qu’à vouloir à tout prix donner.
Gilles, à Marseille, 4 mai 2010.
*On se doute que si jamais Attention Fragile était nominée aux Molières, je retirerais bien vite tout le mal que j’en dis.
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