Je suppose qu’à l’heure où j’écris ces lignes, dans des laboratoires, des généticiens travaillent à ce que nos enfants, dans un futur plus ou moins proche, naissent sans défauts ni maladies. Ils rêvent de manipulations qui enlèveraient à l’humanité ses imperfections, ses difformités… Peut-être même, si effrayants soient leurs projets, font-ils ce rêve avec candeur ! Heureusement, pendant que ces savants sont occupés à leurs éprouvettes, d’autres hommes, d’autres femmes font l’amour sans rêver que leur progéniture naisse parfaite, mais en espérant seulement qu’elle vive la plus heureuse possible. Non qu’ils soient inconscients, disons qu’ils acceptent leur inquiétude. Où veut-il en venir, vous demandez-vous ? Lorsqu’on crée un spectacle, on a évidemment le désir qu’il soit réussi. Mais de là à faire disparaître entièrement le risque de ses défauts, il y a un grand pas. Pourtant, pour avoir vu ces derniers temps, pas mal de spectacles, et notamment des spectacles de cirque (Fournaise oblige), j’ai eu souvent l’impression que la création s’y dénaturait, car toute idée, toute image, tout moment n’y existait qu’à la mesure de son efficacité. Comment parler de création, comment parler de recherche, si je pars du principe que quoi que je vais trouver, que quoi que j’aille faire naître, cela devra être efficace ? La liberté, comme dit l’autre, c’est tout ce que permet de faire la longueur de la corde. Et bien, il me semble qu’en partant de tels principes, et pire que des principes, en partant de ces obligations de résultat, la corde en question est sacrément courte. Après je vois des spectacles, somme toute très agréables, mais en les regardant de plus près, j’y perçois des embryons de recherche avortés, et tout cela est simple à comprendre, c’est que si elles étaient menées à leur terme, ces pistes prendraient des chemins singuliers qui perdraient évidemment en efficacité et en consensualité. Au lieu de cela, d’un spectacle à l’autre, les mêmes scènes burlesques, ou rigolotes, les mêmes moments émouvants-mais-quand-même-rythmés, les mêmes musiques, les même petits personnages stéréotypés (on se dit, il est fort et en plus, il est drôle), les mêmes résumés de relations humaines… des instants clonés. Tout cela, me direz-vous, manque de déontologie, pire, fait preuve d'arrogance. Tant pis si on le croit. Ce n’est pourtant pas tant une attaque qu’une inquiétude, presque un désarroi devant le piège qui se tend. Car cette démarche, à court terme, porte ses fruits. Les spectateurs sont contents. Mais j’ai bien peur que si, comme tout semble nous y inciter, on confond un peu trop longtemps la création avec un produit de consommation (fut-ce de qualité supérieure), si on oublie ce pourquoi on existe encore, ce pourquoi en est encore là, alors que tout nous invite à disparaître, si on oublie les tâtonnements, les tremblements, les hésitations, les impasses, les regards perdus, les bras ballants, les petits cris… oui, j’ai bien peur que si, pressés de toute part de baisser la garde, nous raccourcissons nous-mêmes dramatiquement la corde, personne ne vienne plus voir bientôt sur une piste ou une scène des spectacles et des artistes étranglés.
Février 2008.
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