Passé l'émerveillement, passé la découverte (ou la redécouverte) de l'effervescence des montages, la fierté et l'entrain à se voir soudain à la convergence des regards, et même des chemins de ceux chez qui on s'est installé, passé cette sensation d'avoir sans doute un peu retrouvé un l'âge d'or, l'âge où les compagnies étaient encore des troupes, où tout le monde mettait la main à la pâte dans une sorte d'égalité illusoire certes, mais merveilleuse tout de même, passé la vanité jolie de se sentir enfin un peu gitan, passé il faut l'avouer, un tantinet de condescendance pour les malheureux enfermés qui travaillent dans le noir des théâtres, passé ne serait-ce que le plaisir de monter tout en haut pour regarder la ville ou les champs, passé la joie d'être au-dessus du clocher de l'église, passé le plaisir tranquille de se promener dedans la nuit quand les autres dorment dans leur caravane, passé aussi, et ce n'est pas la moindre des satisfactions, le sentiment que, tant qu'on aura la force de monter et démonter, transporter, vivre enfin à l'ombre de cette immobile baleine, on ne sera pas si vieux que cela… passé tout cela, il faut bien se demander quelle liberté risque de nous retirer un chapiteau en même temps qu'il nous en a donné une nouvelle.
Je dis liberté retirée, j'ai tort. C'est juste une manière d'activer une vigilance, une attention aux pièges que tend le chapiteau. Un chapiteau est un lieu de représentation et de création, et en même temps ce n'en est pas un.
D'abord, sans doute parce qu'il n'existe pas lorsqu'il n'est pas monté. Cela peut sembler idiot de dire ça, mais chaque montage, et lorsque je dis montage, je parle du montage dans sa globalité, l'endroit où on le met, son voisinage, l'équipe qui l'installe…, chacune de ses implantations le transforme assez complètement. Ce n'est pas le même lieu selon qu'il s'est installé dans un champ ou dans une cité, dans un village ou dans une friche culturelle. Il change de nature, il prend une autre signification. Idem s'il est monté par les artistes de la troupe, par une équipe de vacataires, ou par des bénévoles du quartier. S'il s'est monté dans la nuit ou sous les yeux des passants.
Et on en conviendra, on ne peut pas faire l'économie de cette signification, puisqu'il y avait dans le choix du chapiteau autre chose qu'une intention esthétique. Il y avait aussi là-dessous, même confuse, une intention politique, non ?
À chacune des installations, donc, un lieu nouveau. Impossible alors de pérenniser sa vocation. Il faut tout requestionner à chaque fois.
Cela nous oblige plus qu'on croit.
Ensuite vient la grande affaire, ce qu'on y fait dedans.
J'ai bien l'impression qu'il va falloir, pour un temps tout au moins, bannir certains mots ou expressions de notre vocabulaire, comme partage… entre le rire et les larmes ou sa variante : du rire et de l'émotion… populaire sans être populiste… lien social… démocratisation de la culture… il y en a d'autre et parmi eux, mon expression préférée : convivial et festif. Allez j'ajoute spectacle familial et je m'arrête là.
Je ne dis pas que ces mots, ces bribes de phrases n'ont pas lieu d'être, je dis qu'elles empêchent de penser. Et ce faisant, elles appauvrissent petit à petit nos pratiques, nos recherches, nos esthétiques.
Je ne dis pas non plus qu'on n'a pas le droit de faire des spectacles familiaux, d'être à la recherche de convivialité, ceux qui connaissent notre travail pourront témoigner de cela, mais il y a dans la dictature de ce vocabulaire et des principes qu'il véhicule un danger, celui de priver les créateurs de leur liberté et de leur singularité. Privation d'autant plus dangereuse qu'elle semble consentie par ceux-là mêmes qui sont spoliés.
C'est en cela que le chapiteau est un non-lieu de spectacle.
Au moins dans la boite noire du théâtre tel qu'elle a été inventée et s'est transformée au cours des temps modernes, vient-on sans s'attendre à rien. Sa neutralité lui permet de tout recevoir. Mais tout est fait comme si le chapiteau lui, était condamné à ne recevoir que du consensuel, du convivial, du familial. Vous me direz qu'il y a des peines plus lourdes. J'en conviens, mais cette fatalité à incarner la fête a son poids et si on n'y prend pas garde, son prix.
Et puis il y a quand même une contradiction dans la désespérance qui nous prend à considérer la dictature du consensus dans l'art télévisuel ou cinématographique, par exemple, et cette recherche désespérée de ce même consensus lorsqu'il s'agit de spectacle vivant.
Il y a alors un troisième sens à définir le chapiteau comme un non-lieu. C'est en faire une obligation. C'est dire : le chapiteau doit être un non-lieu de création. Un chapiteau n'est rien en soi. Pas plus qu'un lieu ou une idée ne font un spectacle. Un chapiteau n'est que ce qu'on invente dedans, c'est sa seule valeur, sa seule raison d'avoir été fabriqué, payé par l'argent public, monté par une équipe, accueilli par une autre équipe, rempli par des spectateurs.
En d'autres termes, il ne doit pas imposer son empreinte, il doit savoir n'être qu'un abri. Et nous devons être particulièrement vigilants, nous qui créons dans cet outil, de ne pas nous satisfaire de sa présence.
Dire qu'on entre dans un chapiteau plus facilement que dans un théâtre, c'est dire à peu près que les enfants aiment mieux les hamburgers que les haricots frais. Se réclamer de ces valeurs comme des fins en soi, c'est ne rien dire.
Alors que notre compagnie vient de faire construire " Tamerlan " (qu'on considère entre nous comme le plus joli chapiteau jamais construit, évidemment), c'est surtout à cela que je pense, à faire extrêmement attention à ce que cet espace incroyable ne nous prescrive aucune esthétique, ne nous oblige pas à mettre en œuvre un seul type de relation avec les publics, ne nous fasse pas, en démesurant l'autour de la création, oublier la création elle-même, et finalement, ne nous appauvrisse pas insidieusement.
6 octobre 2007.
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