Mon dernier édito a chiffonné un bon ami. Cet ami a une grande moustache qui lui donne un air à la fois espiègle et raisonnable, et le froisser n’est pas rien. Je crois que c’est le nous que j’employais en parlant des artistes qui le gênait, et c’est vrai que je l’emploie souvent, non pas parce que je pense que nous avons les uns et les autres exactement les mêmes valeurs et les mêmes pratiques, mais parce que je me sentirais malhonnête de dire eux, m’exonérant ainsi des travers qui m’exaspèrent. Bref ! Je parlerai un jour de tout ça avec mon ami aux grandes moustaches en buvant un verre de Mâcon bien frais.
Je lui dirai que je ne voulais pas plus que balayer devant ma porte, parce que j’ai toujours l’impression que le monde artistique est prompt à se vêtir d’une candide probité.
Mon grand-père paternel, républicain dans l’âme et jusqu’à l’excès avait coutume de s’agacer quand on appelait le XVIIème siècle le grand siècle. Il haïssait Louis XIV et essayait de m’expliquer qu’avant d’admirer Molière ou Le Nôtre, il fallait d’abord penser aux paysans grevés d’impôts pour pouvoir payer la pension de ces artistes.
J'ajoute pour être honnête qu'il admirait Napoléon, pour ce qu'il avait émancipé les serfs de Russie, en oubliant que Napoléon l'avait fait pour des raisons politiciennes, mais bon je lui concède facilement que tout ce qui s’est fait de chef-d’œuvre doit son existence à l’injustice et à l’inégalité parmi les hommes.
Sans esclavage, pas de Parthénon ni de Mausolée d’Halicarnasse. Sans esclavage, pas de jardins suspendus : s’il avait dû payer un salaire décent à ses ouvriers, Nabuchodonosor, pour soigner le mal du pays de sa femme, aurait planté ses palmiers au rez-de-chaussée.
Sans le trésor de l’Église, pas de chapelle Sixtine, et pas de trésor de l’ Église sans oppression morale et temporelle.
Comme le disait encore mon grand-père, pas de Corneille sans gabelle ; sans taille ni corvée, pas de soleil couchant de Claude Lorrain.
Les temps ont changé, cela va sans dire, mais même si ceux qui les paient ont maintenant le droit de profiter des fruits de leurs impôts en allant au musée, au concert ou au théâtre, il n’en reste pas moins que la création reste suspendue à la division du travail et à ses excès.
Peu de génies font leur propre vaisselle.
J’ai entendu tellement de fois dire : — Tu ne seras pas bien payé, mais l’aventure est passionnante. J’ai entendu tellement de fois dire : — Laisse-moi m’occuper de ça, c’est fastidieux, contente-toi de créer.
J’ai vu tellement de spectacles magnifiques se créer au détriment du bonheur de ceux qui en faisaient partie et y laissaient de plumes.
Voilà ce dont je parle, il semblerait souvent que les mots d’art et de création soient des mots magiques, à eux seuls ils paraissent pouvoir tout justifier.
Et je ne veux pas ici nous jeter ni l’opprobre ni la pierre, mais comme je me surprends souvent en délit de contradiction, j’essaie, en écrivant mois après mois, de me rappeler à un peu moins de vanité.
Gilles, à Bellac, le 9 juillet.
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