Le début du Roi Lear est un mystère. Cordelia aime tendrement son père mais n’arrive pas à lui dire et se tait. On pourrait prendre ça pour un caprice mais quand son père la menace de répudiation, elle s’obstine, incapable de parler. S’ensuivent l’exil, la guerre, la prison et la mort.
C’est que juste avant elle, à la question (idiote et dangereuse) posée par son père à elle et ses deux sœurs, – comment m’aimez-vous ? – les deux grandes lui ont fait des déclarations d’amour alors qu’elles veulent s’en débarrasser.
Après le mensonge de ses sœurs, Cordelia n’a plus le choix : c’est elle qui devrait dire – Je vous aime plus que tout. Ses sœurs lui ont volé ses paroles en les vidant de leur substance. Il ne lui reste que le silence.
J’ai souvent éprouvé ce sentiment cette année en entendant parler à tout bout de champ de Nouveau Monde. Que n’ai-je pas fait en donnant ce titre à ma dernière création ?
Pour moi le nouveau monde c’était tout à la fois l’inconnu, l’ailleurs, l’espoir, l’inquiétude, le risque, les invasions, les découvertes, les indiens, les grandes plaines, les villes immenses, les massacres… Bref ! Tout ce dont depuis 1492 l’expression s’est épaissie.
Et puis un jeune candidat à la présidence de la République prononce cette même expression dans un discours et voilà le nouveau monde repris à toutes les sauces.
Bien sûr je n’avais pas plus qu’en autre un droit de préemption sur cette figure de style et j’en aurais pris mon parti, mais c’est que dans la bouche de ceux qui l’emploient, le nouveau monde n’est qu’un paquet de lessive. Dedans, on y met la même poudre en essayant de faire croire à la nouveauté.
Emmanuel Macron qui drape sa gouvernance des symboles séculaires de la royauté, dont toutes les phrases sentent la morale de la 3ème république et dont les principes économiques s’inspirent d’un capitalisme qui a fait les preuves de ses perversions, a juste changé le paquet qui emballe la politique. Mais le monde qu’il défend ou qu’il sert n’a pas changé. Son génie n’est que publicitaire.
Triste comme des parents qui auraient appelé Mégane leur fille le 17 novembre 1995 (c’est le 18 que Renault a sorti la voiture du même nom), j’ai songé à changer le titre de mon spectacle. J’étais à deux doigts de le faire et puis j’ai changé d’avis. Merde, après tout ! Au moins mon spectacle à moi s’appelle le nouveau monde pour quelque chose et ni Amerigo Vespucci, ni Terrence Malick, ni moi, ni ceux qui ont joui ou souffert de sa découverte n’allons nous faire voler le nouveau monde par des experts en marketing.
Comme dit en substance Aristote au début de la logique : tout le malheur et la richesse de la pensée partagée entre les hommes vient de l’existence des homonymes. Tel mot que je dis ne recouvre pas la même réalité pour tout le monde, ne porte pas le même poids d’affect, n’a pas inscrit en chacun de nous le même historique. Une chambre ne veut pas dire la même chose pour un malade, un photographe ou un amoureux.
Alors que des petits malins vident de sa substance un mot pour cacher d’un coup de peinture les moisissures et les lézardes de leur système de pensée politique, ils ne feront pas grand mal au langage et à ses mystères tant que nous ne leur laisserons pas le champ libre.
Cher spectacle, et vous tous qui rêvez d’inconnu, d’ailleurs, d’espoir, d’inquiétude, de risque, de découverte, de grandes plaines, de villes immenses, et qui rêvez surtout de faire autrement et peut-être même mieux, le nouveau monde est votre domaine !
Gilles à Vitrolles, le 16 octobre 18.
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