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  • Photo du rédacteurGilles Cailleau

Tempête dans un crâne

J'ai fait en septembre quelque chose d'inouï : j'ai demandé aux acteurs de La guerre des Boutons de ne pas se mettre tout nus dans la scène où ils le font chaque fois depuis le 19 février 2005 . Ce n'est pourtant qu'une scène furtive, elle dure 3 secondes, le temps de sortir en courant, et on entraperçoit leurs fesses seulement. Pas de quoi fouetter un chat, mais on jouait à ciel ouvert, entre des balcons, dans un endroit où on va revenir souvent cette année et si je n'avais pas trop peur des réactions de ceux qui viendraient voir le spectacle, je m'inquiétais plus pour tous ceux qui ne feraient qu'entendre parler de ces 5 paires de fesses et je ne voulais pas oblitérer les chances de les rencontrer.

C'était en septembre et la décision s'est prise facilement, mais aujourd'hui ce serait une autre affaire. Et ce qui est paradoxal, c'est que je ne me poserais pas la question de savoir si j'ai encore le droit de montrer ces fesses, plutôt si j'ai le droit de les cacher.

Ce qui me semblait un léger renoncement tactique en septembre m'apparaitrait sans doute aujourd'hui comme une capitulation.

Je n'entends depuis le 7 janvier presque que des réponses simplistes, des certitudes. Je suis ceci, je ne suis pas ceci, ne transigeons sur rien, clamons notre liberté de paroles...

Pourtant de mon côté, je n'ai que des questions, et une entre autres m'obnubile : et si pour avoir voulu ne renoncer à rien, je me coupe de la moitié de mon auditoire ? Et si parce que je suis venu tout nu sur le devant de la scène, la moitié de la salle sort, et même pas de son plein gré mais en murmurant - Si mon père sait que j'ai vu ça, je suis morte -, qu'est-ce que j'y aurai gagné ?

Je l'avoue ingénument, je ne trouve en moi aucune réponse satisfaisante, tout s'y mélange violemment. La peur obstinée de la censure, de l'autocensure, à l'inverse la peur qu'en ne transigeant sur rien, je me renferme dans l'entre soi, la crainte qu'interviennent dans ces décisions des soucis mercantiles (si je mets ça, vendrai-je moins), la peur de manquer d'audace, la peur contraire que mon obstination obscurcisse mon jugement esthétique - que je tienne plus à une idée ou à une image parce qu'elle est provocante que parce qu'elle sert vraiment le spectacle.

C'est un mauvais tourment, une perversion de ma pensée.

Mais toujours revient l'évidence, à quoi sert ma liberté d'expression si mon expression libérée n'est entendue que par les gens qui sont de mon avis ?

Et je vous le dis franchement, je ne suis pas certain d'avoir envie de jouer en cercle restreint et ne voir ni Ahmed, ni Nora, parce qu'il y a dans mes créations des images qu'a priori ils n'ont pas le droit de regarder. Je le dis d'autant plus concrètement que travaillant en ce moment et pour un bon bout de temps dans un quartier, je vis avec Allissa, Sakip, Mounia, Karim, les uns immigrés de la 3ème génération, les autres Kosovars, Kurdes, Bulgares, Croates et même Irakiens échoués en France après les guerres qui secouent leurs pays d'infortune, je vis avec eux, disais-je, des rencontres de vie et d'émotions artistiques que ma liberté d'expression clamée avec un peu trop de véhémence auraient tués dans l'oeuf, tout bonnement.

Je ne me réjouis pas de devoir renoncer à quelques-unes de mes idées artistiques, et je sens que cette double vigilance, de ne renoncer ni à moi ni à eux, va de temps en temps friser la schizophrénie, je suppose que j'aurai très à coeur de différencier mes questions des excuses politiques ou religieuses qui m'écoeurent prodigieusement, mais si je dois mettre un peu d'eau dans mon vin pour ne pas finir drapé dans une splendide solitude, je m'y résoudrai sans enthousiasme, mais résolument.

Gilles, le 15 février à Bruxelles, entre Paris et Copenhague.

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