Charlie Rivel est mon clown préféré. La 1ère fois que je l’ai vu, c’était en 1973, au concours de l’Eurovision où il avait fait une apparition pour faire passer le temps aux téléspectateurs pendant qu’on décomptait les voix. Il devait avoir 100 ans !
Quel esprit fou avait eu l’idée d’inviter Charlie Rivel à cet endroit, c’est encore pour moi un mystère. À mon avis ça n’est pas très différent de l’idée qui consisterait à inviter Albert Camus pour discourir du mythe de Sisyphe à Fort Boyard entre la Quête des indices et la Grande évasion. Mais à 9 ans je suis tombé en admiration devant ce vieil homme à la robe longue rouge qui ne réussissait rien. Il était lent, il mettait des heures pour monter sur une chaise, il promettait la catastrophe.
Et j’avais passé, empruntant une robe rouge à ma mère et des talons hauts, des heures à l’imiter, ou plutôt à imiter son souvenir puisqu’il n’y avait ni magnétoscope ni replay.
L’autre jour, j’ai revu ce numéro sur YouTube et il m’a bouleversé comme avant. J’en ai profité pour surfer sur d’autres vidéos, j’ai trouvé une longue interview coupée par des extraits de spectacles. Et puis j’ai tapé “Charlie Rivel” sur Wikipédia.
“De 1935 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Charlie Rivel embrasse le nazisme, travaillant pour le ministère de la Propagande du Troisième Reich. Dans cette situation, il entretient des relations amicales avec Adolf Hitler et Joseph Goebbels. Après la guerre, Charlie demande de l’aide au général Franco, qui lui fournit un passeport et lui accorde l’entrée en Espagne. En 1954, il revient en Espagne où il devient une star du Circo Price de Madrid.”
J’ai vérifié, croisé les sources, regardé un documentaire catalan très sérieux – El Pallasso i el Führer, lu des télégrammes envoyés par le clown au dictateur… Il faut se rendre à l’évidence, ce type mon héros, qui semblait à deux doigts de se briser dès qu’il déplaçait un pouce, avait été copain, copain au sens propre du terme de Hitler et de Goebbels, ils avaient rigolé ensemble, s’étaient sans doute tapés sur les cuisses et avant que ses deux acolytes se tirent une balle dans la tempe, voyant que ça sentait le roussi à Berlin, il avait demandé à Adolf (il devait trouver que c’était le plus cool des deux) de lui faire une fleur et de téléphoner à Franco pour faciliter son retour en Espagne, vu qu’il y était né.
Fort… je devrais dire faible de ce que je venais d’apprendre, j’ai regardé à nouveau les mêmes images, les sketches, l’interview de 79, certain que j’allais juste y voir un nazi, qu’il ne me ferait plus ni rire ni sourire et bien non, j’ai ri quand même à le voir tituber, j’ai éprouvé la même envie de prendre dans mes bras le clown désarmant à la robe rouge.
C’est un problème ontologique insoluble. Polanski, Woody Allen, c’est dur pourtant c’est pensable, mais Charlie Rivel, le clown parfait, l’humanité sans arme, copain de Hitler ?!
Comment on dit en ce moment, Peut-on séparer l’homme de l’œuvre ?
On envisage ordinairement ce genre de contradiction comme une imperfection consubstantielle à notre humaine condition, un défaut de fabrication en quelque sorte. Mais Rivel copain de Hitler, ça, ce n’est plus un défaut, c’est la perfection du mal. Une manière d’idée pure.
L’essence du mal ce n’est pas Hitler, l’essence du mal c’est que Hitler soit ce qu’il est et que Charlie Rivel en soit le camarade, et qu’il n’en soit pas moins attendrissant.
Nos années d’artistes commencent comme celle des élèves, au 1er septembre plutôt qu’au 1er janvier (si ça se trouve c’est pour ça que nous restons de grands enfants :). Il est donc tout indiqué de prendre ces jours-ci de bonnes résolutions.
Et si en ce début de saison, à l'heure où se déjugeant, le premier d'entre nous (imitant Sarkozy pour qui l'écologie, "ça commençait à bien faire") humilie en les traitant d'Amish ceux qui ont le culot de réclamer une réflexion commune, nous, prenant son contrepied, se rappelant que depuis le 17 mars on s’est fait beaucoup de promesses, et à défaut de grands soirs, on s’est engagés à des matins nouveaux, notre première résolution était, avant toute déclaration, projet, intention, création… d’examiner si nos actes n’entrent pas en contradiction avec nos paroles ? Et si nous essayions de réduire la fracture de nos incohérences ?
Sans nous flageller (après tout, nous faisons ce que nous pouvons), mais parce que cette exigence est la condition première à notre légitimité.
Nous pouvons faire des choses belles, en rater d’autres, tutoyer le génie, mordre la poussière… mais si nous n’exerçons pas nous-mêmes ce que nous défendons dans nos créations, qui aura envie ou besoin de nous regarder ou de nous entendre ?
Gilles, le 16 septembre, TGV 6106, au niveau de Saulieu.
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